französisch Mort d’un thon

Mort d’un thon– Sharm el-Sheik, Ramadan 1997 –

Translator: Barbara Fontaine, Paris
Original title: Tod eines Thunfischs (27/01/1998)
published in:
Das Schweigen am andern Ende des Rüssels
– als Lesungsmitschnitt im Norddeutschen Rundfunk, 21/2/99; u.d.T.: Haia Safari in: Süddeutsche Zeitung, SZ-Magazin, 3/9/99; enth. auf der CD-ROM Marietta/Ein Mann von vierzig Jahren; Das Schweigen am andern Ende des Rüssels; auch enth. auf: Das Schweigen am andern Ende des Rüssels/Hörbuch; Asahi-Blues

Sample

Possible que décembre ne soit vraiment pas un bon mois : quand le vent se lève, ceux qui restent allongés au soleil comme s’ils étaient en vacances commencent à avoir froid. L’eau est aussi plus fraîche que d’habitude, ce qui empêche notamment les requins de se montrer – tous les jours nous partions en mer, tous les jours nous rentrions peu avant que de lointains minarets annoncent le coucher du soleil aux fidèles et leur souhaitent bon appétit, et notre troupe de mécréants qui se taisait généralement en anglais (y compris un Russe à rolex qui aimait bien effrayer les petits poissons avec sa caméra submersible et qui, tous les soirs, était attendu à l’embarcadère par une femme différente) n’avait toujours pas vu le moindre requin.
« No goud mons for charrks, you noo », nous accueillait le cuisinier qui faisait également office de lanceur de câbles, de noueur de cordages et de frotteur de pont ; après chaque plongée, il nous accueillait à l’échelle de la poupe avec la même mine consternée, et tout en nous aidant à sortir de l’eau il nous disait : « No goud tayme for fiche, tou colde. »
Mais nous voulions en avoir le cœur net. Que ce soit avant, pendant ou après le lever du soleil, nous prenions le large en même temps qu’une tripotée d’autres bateaux de plongée qui, en larguant les amarres, faisaient pétarader leurs klaxons de poids lourds. A peine avions-nous quitté la baie de Sharm el-Sheik que le cuisinier prenait le gouvernail quelques minutes, pendant que sa majesté le capitaine était occupé à – « vairri big bizines, you noo » – dérouler un long fil de nylon dans la mer et à en attacher le bout à son trône en tendant les derniers mètres le long du pont supérieur.
C’est là qu’il écoulait le reste de la journée, ses pieds bronzés calés sur le volant, et accessoirement il nous faisait faire une petite virée au diesel pendant deux, trois, quatre heures autour des pointes du Sinaï, pour nous emmener jusqu’aux célèbres sites de plongée, et –
– et deux, trois, quatre heures pour rentrer, sa main gauche ne lâchant jamais le bout du fil, dans le muet espoir de sentir la fameuse secousse.
Et à part ça ?
Dans une lueur rougeâtre scintillait la mer, se dressaient les montagnes, plombées et plissées. À midi, lorsque nous remontions à l’échelle, crépitant d’eau, le cuisinier nous accueillait d’une claque encourageante sur nos ventres en néoprène – « lantche raidi, you noo » – et l’après-midi, après la troisième plongée, lorsque tous les tubas, les bouteilles d’oxygène, les palmes, les masques et les ceintures de plomb étaient réunis, nous restions assis sur le pont inférieur à recopier mutuellement nos journaux de bord en évoquant les souvenirs : d’un poisson-globe particulièrement bleu et lâche, d’une tortue qui avait longtemps navigué à nos côtés, de poissons-napoléons qui avaient encerclé avec curiosité notre essaim de visages niaisement lippus, de centaines de vivaneaux nains à dos jaune qui ne se souciaient de rien et surtout pas de nous, de poissons-scorpions, crocodiles, -trompettes, -flûtes, -papillons et de milliers de barbiers dansants, oh ! oui, goud-tayme-for-fiche-you-noo : tous avaient ressurgi dans leur silencieuse splendeur. Presque tous.
Et à part ça ?
De temps en temps une épave, bourrée de canons, de fusils, de motos et de camions, ou parfois aussi de cuvettes de w.-c. étincelantes de blancheur qui avaient en partie été expulsées de la coque éclatée du bateau. Elles gisaient sur le récif, éparses et quelque peu désemparées, seules manquaient les brosses y afférentes.
Et à part ça ?
Dans le meilleur des cas, nous tombions sur un barracuda immobile dans l’eau, et nous faisions attention à ne pas trop l’approcher. Dans le meilleur des cas, nous tombions sur une cohorte de thons dont les reflets gris-argent louvoyaient contre le courant, et un jour, même, nous flottions avec autant d’indifférence que possible devant la façade abrupte du « shark reef », une paroi de sept cents mètres au bord du néant bleu – un jour, même, l’un des thons fonça brusquement dans le banc de vivaneaux nains qui cherchait son chemin à quelques mètres de là, dans la plus grande insouciance, un jour, donc, nous avons pu voir de très près comment se passait la vie là-bas. Mais ensuite, nous n’étions plus très sûrs, plus vraiment. Car « le tout » n’avait pas duré plus d’un éclair gris argent d’une ou deux secondes : le calme était revenu tout de suite après sur le récif, un banc de vivaneaux nains cherchait son chemin.
Et à part ça ?
Non, nous n’avons pas vu un seul requin. Ni le requin gris des récifs, ni le requin-léopard, ni le requin-marteau, ni même le requin-baleine, pas plus que le requin à pointes blanches somnolant paresseusement sur le sol sablonneux, pas même lui. Et le soir, dans la ville morte – un attentat ayant été commis contre des touristes peu de temps auparavant, on ne croisait guère que des soldats – lorsque nous cherchions des bars, des boutiques, des cafés ou autres lieux de divertissement promis par les dépliants touristiques, le soir nous ne voyions rien d’autre que ces éternelles baraques en construction perdues dans un no man’s land, ces palmiers affligés et quelques hôtels de luxe strictement surveillés. Nous atterrissions par la force des choses dans le seul et unique salon de thé où, entre les fumeurs de narghilé de tous âges, on pouvait s’adonner aux délices du café turc et à la contemplation du journal de bord, non sans se faire aimablement baiser au moment de payer.
Et à part ça ?
Le jour suivant, nous partions avec nos couteaux à l’assaut de ce monde sous-marin, nous les aiguisions de préférence sur d’énormes coquillages presque intégralement envahis de coraux. On pouvait compter sur eux pour se laisser prendre à nos tentatives d’approche, mais leurs gosiers grand ouverts arrivaient à happer les couteaux en un éclair, si bien qu’ils manquaient à chaque fois de nous échapper ; pendant ce temps-là, le Russe à rolex poussait sa caméra dans la mer et effrayait les petits poissons avec son flash. Non, nous n’avons pas vu un seul requin. Ni le requin gris des récifs, ni le requin-léopard, ni le requin-marteau, ni même le requin-baleine, pas plus que le riquiqui requin à pointes blanches somnolant paresseusement sur le sol sablonneux, pas même lui.
En revanche, nous avons vu autre chose pendant la pause-déjeuner du neuvième jour. Nos combinaisons en néoprène crépitaient au vent et nous étions accroupis sur le pont supérieur, enveloppés dans des serviettes rayées gris et bleu, repus mais insatisfaits, nous étions accroupis en faisant comme si nous prenions un bain de soleil, et : nous avons vu le gros capitaine caler le moteur d’un seul coup énergique. Nous l’avons vu bondir, le fil de nylon dans la main gauche, et courir au bastingage arrière en poussant des cris de joie à l’encontre du pont inférieur. Nous l’avons vu ramener le fil avec de grands gestes charnus sans se lasser d’extérioriser son bonheur ; depuis le pont inférieur, le cuisinier, le lanceur et noueur de cordages, notre aide-à-sortir-de-l’eau à tous a signalé sa présence en brandissant, tout excité, un balai-brosse avec lequel il n’était assurément pas en train de laver les bordages.
À mesure que le fil de nylon se raccourcissait, le chant du capitaine et les gestes du cuisinier s’amenuisaient ; lorsqu’un thon de la longueur d’un bras s’est mis à danser d’abord à la surface de l’eau, puis sur le pont, nous étions penchés – le capitaine avait repris sa place devant le gouvernail, le moteur toussait, l’eau scintillait, les montagnes étincelaient – nous étions penchés au bastingage, absolument déterminés devant tout spectacle qui s’offrirait à nous.
Absolument déterminé, le cuisinier l’était également, ainsi que le thon ; le sang a bientôt jailli sur les madriers, sur nos bouteilles d’oxygène, sur le banc où s’égouttaient nos combinaisons en néoprène. Le cuisinier qui n’ouvrait plus la bouche avait dévissé le manche du lave-pont et rien d’autre à faire que de donner des petites bourrades au poisson pour l’empêcher de retourner aussitôt dans la mer ; le poisson n’avait quant à lui rien d’autre à faire, avec ses yeux écarquillés, que de mourir. Mais cela ne semblait guère lui réussir – il ouvrait grand la gueule, se contorsionnait, tapait contre le bateau avec sa queue et saignait, saignait. Car le cuisinier lui cognait désormais sur la tête, non pas avec violence, non pas avec détermination, non pas de manière définitive, mais comme pour lui rappeler de ne pas résister outre mesure et de commencer enfin à mourir – il lui donnait des petits coups bien visés derrière la tête, là où s’extirpaient ses branchies.
Le poisson gisait devant nos caisses contenant le plomb, les masques, les palmes, il gisait et – comme on pouvait le voir aux secousses de sa queue – il vivait toujours. Le cuisinier se tenait debout devant lui, au-dessus de lui, caressant son corps gris-argent du bout de son manche, et d’un coup non pas violent, ni déterminé, ni définitif, mais très lentement, incidemment il l’a fait glisser dans l’ouverture de ses branchies et l’a vissé dans la tête de l’animal.
Vivement et le moins incidemment du monde, la bête a dressé sa queue vers le ciel, pourtant le cuisinier, à l’autre bout du manche, n’a pas dit un mot. Puis : une fois l’animal calmé, le cuisinier a posé son engin par terre et disparu. Après quelques instants de spasmes absurdes pendant lesquels l’animal n’avait bougé, avec l’engin, que de quelques centimètres, et le monde nullement, tandis que la douleur étincelait urbi et orbi, plombée et plissée, elle est arrivée tout-à-coup, la seconde vide

tandis que sur le marché tortueux et tonitruant de Salvador da Bahia, entre les pieds de vache écorchés et les ficelles de tabac à priser noires et collantes, une demie-douzaine d’yeux de bœufs énucléés, brun-vitreux sous leurs paupières douces, s’écarquillaient à la vue des acheteurs…

la seconde vide, puisque la douleur diminuait ; un instant après il a ressurgi, le cuisinier. Il a surgi pour retirer l’engin de la bête, passer un bout de ficelle autour de sa queue et la pendre à côté de l’échelle. À côté de notre échelle qui descendait dans la mer ou qui plutôt nous permettait d’en sortir.
L’animal pendait donc à cet endroit, gris-argent, et s’égouttait par sa gueule grande ouverte – tandis que le cuisinier remettait son engin sur la brosse à chiendent et s’en servait pour nettoyer le sang du pont – dans un des petits trous en attente sur le bastingage latéral. Il n’a pas oublié non plus notre banc, ni les caisses en plastique contenant les ceintures de plomb, les masques et les palmes ; pour finir, il a essuyé de sa main les éclaboussures tombées sur les bouteilles à air comprimé.
Quand nous nous sommes retrouvés sur la poupe pour notre plongée de l’après-midi – le neuvième jour gîtait vers l’horizon – parés dans nos combinaisons en néoprène froides, en faisant comme si c’était parti, un animal long comme le bras est apparu devant, à côté de, entre nous. Lors de cette plongée, nous avons vu notre premier requin à pointes blanches gisant sur un banc de sable devant le récif, et somnolant. Lors de cette plongée – ou lors de la suivante ou de celle d’après encore, je ne sais plus, car personne n’en a parlé ensuite. Il nous était, je crois bien, il nous était indifférent.